quinta-feira, 4 de março de 2010

Gracq, le Fantôme de M. Poirier en rit encore

La République des Livres


Le 27 juillet prochain, un habitant de Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire) aurait eu 100 ans. S’il s’était appelé Louis Poirier comme tout le monde, on n’en parlerait pas. Mais il s’appelait Julien Gracq comme personne et on n’a pas fini d’en parler. La compagnie des gracquologues, gracquophiles, gracquomanes et graquolâtres peut s’inquiéter à juste titre au seuil de cette année de commémoration. Non pour les rencontres prévues, qui s’annoncent sous les meilleurs auspices, au Lycée Henri IV (il y fit son hypokhâgne) où l’on inaugurera en avril une salle au nom du plus littéraire des professeurs de géographie, et les colloques à Paris, Toulouse, La Haye… Ni pour les projets farfelus, vite refoulés par les détenteurs du droit moral, comme ce « Prix Julien Gracq » qui eut fait rire l’auteur de "La Littérature à l’estomac." Depuis sa disparition il y a deux ans, la société gracquienne est plutôt troublée à la pensée de ce qui pourrait se publier, aux antipodes des "Carnets de Chaminadour" (...), beau recueil que les amis de Marcel Jouhandeau viennent de consacrer à Gracq avec des contributions éclairantes sur le passage de son oeuvre en allemand ou ses rapports avec le surréalisme, le cinéma ou encore la musique de Wagner. Rien n’est prévu chez José Corti, l’éditeur historique. Mais ailleurs ?

Les amis de Gracq ont mal accepté la parution il y a un peu plus d’un an chez l’éditeur malouin Pascal Galodé d’un livre de Jean de Malestroit, l’un de ses voisins cultivateur et écrivain, qui lui rendit visite deux fois par an pendant quarante ans et tint discrètement, au style indirect, le journal de leurs conversations. « Ce qui est indécent, ce n’est pas tant de rendre public ce qui était privé mais de le faire quand l’intéressé n’est plus là pour démentir, surtout lorsqu’on connaît la position radicale de Gracq à ce sujet » souligne son éditeur Bertrand Fillaudeau. Si le livre n’était que ce qu’il est, anecdotique et d’un intérêt limité, il aurait haussé les épaules. Mais sa dernière partie décrit un Gracq sénile, ce qui a révolté les gracquiens. « Il n’y a pas de guillemets, c’est écrit au style indirect, il n’y avait donc pas lieu à réagir »commente Bernhilde Boie, détentrice du droit moral et du droit de divulgation. Tous témoignent que jamais ils n’observèrent chez lui le moindre déclin intellectuel et que le niveau de conversation fut d’un niveau égal jusqu’à la fin. Un tapuscrit circule depuis peu à Paris qui relate également des rencontres avec « l’anachorète angevin »comme il signait parfois ses lettres en s’en amusant. Il est signé d’Ingeborg Kohn qui enseigne la langue et la littérature françaises à l’Académie militaire de West Point. Traductrice du "Roi Cophetua", des "Eaux Étroites" et de "La Forme d’une ville" aux Etats-Unis, elle a mis au propre des « notes biographiques » glanées à l’issue de quinze années de visites, quatre ou cinq fois par an. « C’est la lecture du livre de Jean de Malestroit qui m’a poussé à écrire. Pour réparer. D’autant que M. Gracq, comme je l’ai toujours appelé, ne m’avait jamais parlé de ce voisin… Je peux pourtant témoigner de sa mémoire exceptionnelle, jusqu’au bout »se souvient-elle. Une amitié naquit dans laquelle la littérature occupa la plus grande place ; il lui arrivait même de l’appeler à New York pour qu’elle lui résume "Les Ames Grises" de Philippe Claudel qui s’annonçait à Saint-Florent, car il était probablement l’ermite le plus visité de France. Son récit, anecdotique mais exact, est chaleureux lorsqu’il lui explique les vins français, lui recommande la lecture de Pierre Michon, qu’il l’emmène déjeuner à La Cigale à Nantes ou qu’il lui commente face au poste de télévision la translation des cendres d’Alexandre Dumas au Panthéon. Il est truffé de considérations sur le communisme sud-finistérien, la lieue de grève de Sainte-Anne-la-Palud ou son intérêt pour l’Amérique. Mais s’il paraît, ce tapuscrit, qui n’a pas encore la forme d’un livre, sera entaché de son caractère posthume.

« Je lui toujours soumis ce que j’écrivais sur lui pour ne pas le mettre devant le fait accompli et il n’a jamais rien modifié »rappelle Régis Debray qui a relaté leurs parties de boomerang dans un chapitre de "Par amour de l’art"(1998). Un autre de ses fidèles, l’écrivain Philippe Le Guillou, lui a naturellement porté les deux livres qu’il lui a publiés mais pas "Le déjeuner des bords de Loire", (paru après sa mort au Mercure de France comme les précédents) : « Il savait que je serais discret de toute façon ». Au fond, Philippe Le Guillou, qui mit ce classique moderne au programme de l’agrégation de Lettres, craint moins la publication de correspondances que celle d’une biographie, ce qui finira par arriver un jour ou l’autre quand bien même l’accès aux archives et le droit de citation ne seraient pas accordés à son auteur par Bernhilde Boïe, héritière du droit moral et de divulgation, bien décidé à faire respecter l’esprit et la lettre des volontés de Julien Gracq. Celui-ci, d’accord avec Nabokov, considérait que seuls l’oeuvre et le style d’un écrivain composaient “naturellement” sa biographie. Dans une lettre inédite du 23 avril 1991, il s’amusait d’ailleurs du succès du genre :” Ce sera bientôt une disgrâce pour quiconque tient une plume d’en être privé, et de nature à la faire montrer du doigt…” (mais que dire alors de la mise à l’encan de la vie quotidienne de Gracq avec la funeste journée de vente aux enchères de son intérieur ?). D’ailleurs, comme il est rappelé dans les Carnets de Chaminadour, il avait joint l’acte à la pensée en détruisant sa correspondance, à l’exception des lettres d’André Breton (conservées à la Bibliothèque Jacques Doucet avec ses propres manuscrits) puisque “il n’y a pas de vie privée“. Qu’on se le dise, et ce fut rappelé au cours des “Rencontres de Chaminadour” que Pierre Michon lui consacra à Guéret en septembre 2008 avec quelques complices, “il n’y aura pas de La vie sexuelle de Julien G. par lui-même, en dépit de sa fascination pour la duchesse de Barry”

Plus ironique qu’on ne le croit, il n’était pas avare de jugements sur ses contemporains. Car il avait la dent dure. Sans méchanceté mais non sans férocité. Le texte d’Ingeborg Kohn en témoigne. C’est peut-être aussi le cas d’un petit carnet Clairefontaine de 35 pages dans lequel il consigna en 2007 ses hantises par rapport à la littérature. Ces « bouts de billets »,comme il les désignait, sont actuellement dans la possession de sa femme de ménage/cuisinière qui cherche à les vendre, même si une clause du testament interdit la publication de ce type d’écrits avant 2027. On peut avoir un avant-goût de ses flèches dans le dernier catalogue de l’expert Alain Nicolas à l’enseigne de la librairie Les Neuf muses. Pas moins de 110 lettres et cartes adressées à un ami écrivain, qui viennent d’être vendues en bloc, où le grand liseur en lui dit sa déception à la lecture de Cent ans de solitude (« Dans cette saga villageoise, je ne vois guère que la faconde d’un conteur arabe. Ce serait peut-être amusant à écouter sur une place de Marrakech (…) Quelque chose manque à cet ouvrage pour me séduire tout à fait -sans doute dans le domaine de l’expression. Je pense l’effet de masse que produisent les livres très longs jouera à la fin, mais ce genre de séduction, en littérature, n’est jamais qu’un pis-aller et fait songer aux succès de lassitude qu’obtiennent, à la longue, les soupirants persévérants” »), la distance pour les fantaisies d’Erik Orsenna (”bien léger”), le peu d’estime pour Bernard-Henri Lévy (« virtuose du renvoi d’ascenseur, auteur d’un étrange borborygme historico-philosophique, La Barbarie à visage humain »), l’amusement à la lecture du Lacde Jean Echenoz (« Mais si gratuit –et un peu étroit d’envergure »), l’intérêt pour la stratégie littéraire d’un Flaubert telle qu’elle sourd de sa correspondance (”Stratégie en chambre- que lui-même ne pratique pas pour son compte- toujours cet instinct de tenir la vie à distance. Croisset -rien que Croisset !…”), le goût pour les "Mémorables" de Roger Martin du Gard (“souvenirs d’une époque défunte (l’entre-deux-guerres) riche en bonne littérature, mais où le gendelletrisme semble s’être donné en spectacle avec fureur“), l’admiration lucide pour Régis Debray (« intelligent, mais gâté par le culte de la formule »)… Il y en a plus d’une centaine de cette encre aussi rosse et piquante. Inutile de vous précipiter : les lettres viennent d’être vendues en bloc à un collectionneur anonyme. En les lisant, on l’imagine les écrivant quasiment en austère-qui-se-marre, un sourire ironique aux lèvres, à la pensée de l’effet produit sur les intéressés si un jour elles venaient à être dévoilées… Julien Gracq, le fantôme de M. Poirier en rit encore.


http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/02/27/gracq-le-fantome-de-m-poirier-en-rit-encore/

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