segunda-feira, 19 de abril de 2010

Je "est" un Singe

Après avoir écrit « La Meilleure Part des Hommes », cet auteur de 29 ans publie « Mémoires de la jungle », l'époustouflant monologue d'un chimpanzé


David Caviglioli


A côté de l'économie, des batailles navales et du savoir-vivre, l'éthologie et le roman d'aventures sont deux domaines dans lesquels les Britanniques ont écrasé les Français. Si les scientifiques ont pu s'exiler, les écrivains ont souvent abdiqué devant cette étrange malédiction hexagonale. On a eu Monfreid, Loti et Bouvier, jamais Stevenson ou Conrad. C'est donc une impression de miracle qui saisit le lecteur dès les premières pages de « Mémoires de la jungle », véritable chef-d'oeuvre du genre, qui emprunte autant à la zoosémiotique la plus pointue qu'au grand roman colonial.

Si l'on écarte deux propos liminaires, ça commence comme ça : « Je ne suis qu'un Doogie, je ne suis qu'un monkey. Pauvre Doogie, pauvre monkey. Tout petit tout petit, tout est très grand.» Tristan Garcia confirme son talent d'écrivain porte-voix. Il avait impressionné en 2008 avec « la Meilleure Part des hommes », polyphonie parisienne des années sida. Il a cette fois tissé sur 360 pages un monologue simiesque de haute volée dans une synthèse baroque et survoltée du langage des hommes.

« Est-ce que tu es beau Doogie ? Non, non, non ! Mais je parle comme l'humain, relève l'ourlet, ferme la braguette, tu es digne, j'ai moins de poils quand j'ai plus de vêtements. Parfois heureux, parfois triste, c'est ma vie, c'est monkey.»

Doogie piétine l'unité du sujet, la concordance des temps, la logique sémantique des phrases. Des onomatopées hérissent son discours, le rendent bipolaire à l'extrême. Doogie est mélancolique, puis voit une bestiole cocasse et « houhn houhn ! », ou bien « hi hi hi » : il est content.

Pauvre Doogie ! Elevé dans le « zoo de la civilisation » des époux Gardner, une des dernières enclaves humaines de la planète à une époque où les hommes vivent dans des stations orbitales, cobaye surdoué d'un programme scientifique (« toujours la meilleure note, le meilleur Doogie »), il se voudrait sapiens sapiens mais n'est qu'un « chimpie ». Sa « fidélité à l'humain » obsessionnelle va être mise à l'épreuve lorsque la direction du zoo, face à la banqueroute, l'envoie faire le singe savant dans les étoiles, espérant y trouver un mécène. Le vaisseau spatial ne quittera pas l'atmosphère. Il s'écrase dans la jungle, dont Doogie ne se souvient plus.

« Combien jungle est cette jungle ! », s'exclame le craintif Doogie, seul survivant du crash. « Souviens-toi les odeurs couleurs, que manger ? » Il cueille un avocat, mais pas de vinaigrette. Rien pour laver ses habits d'écolier, sa chemise et son « slip XXL sale ». Il va pourtant falloir survivre et s'enfoncer dans l'obscurité touffue. Doogie s'est fixé une mission : trouver et tuer « la Rnimal », sorte de Kurtz d'espèce indéterminée, leader de la révolution animalière qui a provoqué la ruine du zoo, la fuite des humains et la mort de quelques-uns de ses maîtres. Il se heurtera à tout, aux racines hallucinogènes, à la sauvagerie de ces « macacas » qu'il méprise pour leur peu d'humanité, à l'érotomanie paradisiaque des « bonobobs ».

Pourquoi Tristan Garcia fait le Singe

On croyait presque qu'il ne restait aucune aventure à raconter dans ce monde fini, aucun continent à défricher, aucune altérité à comprendre. Les Romains écrivaient « Hic sunt leones » (« Ici vivent les lions ») sur les terres inexplorées de leurs planisphères. On a pénétré l'esprit des péninsules, on avait oublié celui des lions. « La philosophie m'a appris qu'il y avait un propre de l'homme, explique Tristan Garcia quand on lui demande ce qui l'a poussé à faire le singe. En étudiant l'éthologie, j'ai découvert que c'était faux. Je me suis pris de passion pour les recherches sur les singes parlants. » Il a tiré Doogie d'une expérience réellement menée par de vrais époux Gardner, qui élevèrent un chimpanzé en même temps que leur fils Donald. Les choses avaient mal tourné : Donald prit un tel ascendant sur le singe que celui-ci finit schizophrène.

Né en 1981 à Toulouse, Tristan Garcia est docteur en philosophie. Il a obtenu le Prix de Flore en 2008 avec son premier roman, "La Meilleure Part des Hommes", qui vient d'être réédité en folio. "Mémoires de la Jungle" est son deuxième roman.

Le Doogie de Tristan Garcia s'en tire un peu mieux. Mais pour quel résultat ? La jungle lui fait prendre conscience qu'il n'était jusque-là ni humain ni singe. « Qui je ?», s'interroge le pauvre Doogie, bon élève abandonné par ses maîtres. « Qui lui ?», se demande le lecteur, habitué à envisager la parole animale par les fables anthropomorphiques, qu'elles soient de La Fontaine ou de George Orwell. « Qui je ?», se demande-t-il enfin. Le primatologue néerlandais Frans de Waal, cité en exergue du roman, écrit : « On peut sortir le singe de la jungle, mais pas la jungle du singe.» Et nous, qu'y a-t-il au fond de nous ? De qui sommes-nous le « chimp » surdoué, et à quoi retournerons-nous après l'abandon ? Pauvres monkeys.


BibliObs

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