« Ecrire, ces dernières années, m'a permis d'exister. Des articles et des reportages. Des nouvelles et des éditoriaux. Beaucoup plus qu'un travail, écrire a coïncidé avec ma vie même. Ceux qui pensaient m'obliger au silence en me faisant vivre dans des conditions impossibles se sont trompés. Ce que j'avais à dire, je ne l'ai pas tu, je ne l'ai pas perdu. Mais ça a été une vraie lutte, quotidienne, un corps-à-corps silencieux, comme un combat fantôme. Ecrire, ne pas me taire, c'était ne pas me perdre. Ne pas m'avouer vaincu. Ne pas désespérer.
J'ai écrit dans plus d'une dizaine d'habitations différentes, où je ne suis jamais resté plus de quelques mois. Toutes étaient petites ou minuscules, toutes, sans exception, terriblement sombres. Je les aurais voulues plus spacieuses, plus lumineuses, je souhaitais avoir au moins un balcon, un bout de terrasse ; j'en avais envie comme j'avais eu envie, autrefois, de voyages et d'horizons lointains. Pouvoir sortir, respirer, regarder autour de soi. Mais tout le monde refusait de me louer. Je ne pouvais pas choisir, arpenter la ville pour me chercher un lieu, je ne pouvais ? même pas décider seul de l'endroit où j'habiterais. Et si le bruit se répandait que je logeais dans telle rue, dans telle maison, j'étais aussitôt obligé de la quitter. Je ne suis pas le seul à connaître cette situation. Vous vous présentez pour visiter l'appartement que les carabiniers vous ont trouvé non sans peine, à force de négociations avec le propriétaire, mais dès que celui-ci vous a reconnu, ce sont toujours les mêmes réponses : « Si ça ne tenait qu'à moi, il n'y aurait aucune difficulté, mais j'ai des enfants, une famille, vous savez, je dois penser à leur sécurité » ; ou encore : « Moi, je vous le donnerais tout de suite, cet appartement, et gratis, mais les copropriétaires me tueraient. Vous comprenez, ici les gens ont peur.»
Il y a aussi les chacals, qui affichent leur solidarité : « Mais je vais vous la donner, moi, la maison » - avant de vous étrangler avec un loyer quatre fois plus cher : « Moi, pour sûr, je veux bien prendre le risque, mais vous savez, tout ça coûte cher, malheureusement.» Pourtant, à côté de toute cette peur, qui ne recouvre bien souvent que la lâcheté de ceux qui refusent de prendre parti - pour moi, en l'occurrence -, il y a eu également de nombreux gestes, de personnes que je ne connaissais pas et qui m'ont offert un refuge, une chambre, de l'amitié, de la chaleur humaine. Et même si, souvent, je n'ai pu accepter leur invitation pour des raisons de sécurité, j'ai écrit aussi dans ces lieux accueillants et chaleureux.
Bon nombre de pages réunies dans ce livre ont en fait été rédigées dans des chambres d'hôtel. Des hôtels qui se ressemblent tous, où j'ai passé ces dernières années, et que j'ai toujours détestés. Des chambres sombres, sans fenêtre et sans air. [...] A l'étranger, il m'est arrivé de ne rien voir d'autre, d'un lieu que j'avais peut-être rêvé de visiter autrefois, que ces chambres, et la silhouette de la ville derrière les vitres teintées d'une voiture blindée. On ne me laissait pas faire deux pas dehors, même avec l'escorte qui m'était affectée, ni même, souvent, dormir deux nuits de suite dans le même hôtel. C'est dans les lieux qui affichent un taux maximal de civilité, de paix, de tranquillité, auxquels le crime et la mafia semblent totalement étrangers, que les gens me traitent comme si j'étais susceptible de leur exploser en pleine figure. Ils sont très courtois, très organisés, mais ils me prennent avec des gants - des gants de cérémonie ou d'artificiers, allez savoir. Et moi, je ne sais plus si je suis un paquet-cadeau ou un colis piégé.
Plus fréquemment encore, j'ai vécu dans des casernes de carabiniers. Dans les narines, l'odeur de la graisse qu'utilisaient mes voisins pour leurs chaussures ; dans les oreilles, le bruit de fond de la télévision qui retransmettait des matchs de foot, et leurs jurons quand ils étaient rappelés pour le service ou que l'équipe adverse marquait. Samedi, dimanche, jours mortels, dans le ventre quasi vide d'une grande et vieille baleine faite pour l'action. [ ...]
Pourtant, tu peux écrire. Tu dois écrire. Tu dois et tu veux continuer à écrire. Le cynisme propre à bon nombre d'écrivains laisse toujours filtrer une forme de méfiance envers tout ce qui ne suit pas un but précis, un dessein clair. Ou le détachement de celui qui veut seulement faire un bon livre, construire une histoire, polir ses mots jusqu'à obtenir un style beau et reconnaissable. [...] Mais dans le privilège de leurs existences désillusionnées et protégées, ils n'ont pas la moindre idée de ce qu'écrire veut dire.
Ecrire, aujourd'hui, c'est également pour moi un moyen de donner voix à la douleur que j'ai éprouvée les premiers mois, quand le vent de la calomnie et des accusations mensongères enflait proportionnellement aux ventes de mon livre. Les premiers temps, quand des informateurs zélés me les rapportaient, je me sentais l'estomac retourné par la rage.
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