Jean Daniel
Le XXe siècle a attendu le XXIe pour être décapité. Les princes s´en vont par un et souvent en août, sans faire de bruit. En tout cas, le souci de la posterité n´appartenait plus depuis longtemps au caractère rugueux et sauvage d´un Czeslaw Milosz, né en 1911 en Lituanie, et dont on ne sait s´il eut en 1980 le prix Nobel de littérature parce qu´il fut un grand poète, un grand Polonais ou l´un des visionnaires les plus efficacement inspirés dans la dénonciation du totalitarisme.
Je me souviens d´un jour très chaud dans un café des Halles où il s´est confié dans une sorte de mauvaise humeur cordiale : la France ! Commençons par elle ! Ce ne sont pas les Français qui lui auraient donné le prix Nobel pour ses seuls talents poétiques : "Je dois le prix Nobel aux États-Unis et à la poésie. La France a un problème avec la poésie, surtout avec celle des autres. Quand on pense qu´il a fallu attendre Baudelaire et Saint-John Perse pour juger asséchantes les règles classiques imposées après la Pléiade ! Règles qui ont étouffé l´inspiration poétique pour ses siècles et à vrai dire jusqu´à Blaise Cendrars et Apollinaire. Il faut rappeler que, déjà, les États-Unis avaient su accueillir, comme ils l´ont fait pour moi, celui qui devait devenir le plus grand poéte russe aujourd´hui : Joseph Brodsky. Ils ont été plus sensibles à ce qu´il y a de plus européen en lui."
Notre Milosz, l´auteur de ce chef-d´oeuvre, La Pensée captive, est resté longtemps amer sur la façon dont il avait été accueilli en France. Sur les conseils de son parent, le poète polonais devenu français Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, il avait cru pouvoir faire une entrée dans le Paris d´après la Libération. C´est à cette époque qu´il décide, alors que personne ne l´inquiète, de rompre avec son métier de diplomate et son pays d´origine. À Paris, il y a beacoup d´exilés des pays de l´Est, qui n´inspirent pas toujours confiance. "On ne peut rien faire avec les communistes, mais on ne peut rien faire sans eux", décrète Jean-Paul Sartre, pour qui les anticommunistes sont tous des chiens.
Le seul qui accueille vraiment Milosz, c´est Albert Camus. Ils sont tous les deux en disgrâce auprès des autorités intellectuelles communisantes. Plus tard, entre L´Homme révolté et La Pensée Captive, on découvrira bien des points de sensibilité commune. S´y ajoute vite une découverte qui éblouti Milosz. C´est Camus qui a pris l´iniciative et la responsabilité de publier toutes les oeuvres posthumes de leur grande Simone Weil. Or déjà Milosz a décidé de traduire l´auteur de L´Enracinement en polonais. Pour lui, la France est le pays qui a pu produire avec Simone Weil "un être-événement immense dans l´histoire du monde et des idées".
Après le déjeuner dont il est question ici, Milosz devient prolixe et tout excité à l´idée de parler de Simone Weil. Il m´apprend quelque chose qui, je crois, est encore ignoré. Il avait décidé de traduire un livre de Raymond Aron, qui lui aussi l´avait bien reçu à Paris. Mais, au milieu de son travail, il a décidé de s´arreter en découvrant qu´il n´etait décidément pas suffisamment d´accord avec le livre qu´il traduisait, et que son univers était décidément plus proche de celui de Simone Weil et de Camus que de celui d´Aron. Au moment de me quitter, ce poète au port impérial a, me semble-t-il, les yeus humides. Il vient d´apprendre que la première chose que Camus a faite à son retour du prix Nobel, c´était d´aller se recueillir sur la tombe de Simone Weil. Prodigieuse anedocte pour terminer. Ils sont à Paris et ils sont jeunes. Ils n´osent pas encore penser qu´ils ont du génie. Ils ne sont pas reconnus. Ils en souffrent. Ils renient le stalinisme. On le leur fera payer. Ils se rencontrent. Camus, Milosz et Octavio Paz passent quelques soirées ensemble. Plus tard, bien plus tard, ils auront tous les trois le prix Nobel...
Personnellement, et entre bien d´autres choses, je dois à Milosz d´avoir compris l´importance réelle de l´aveu dans la discipline totalitaire. On s´est demandé pourquoi, dans les procès de Moscou, de Budapest, de Prague et d´ailleurs, les procureurs mettaient tant d´acharnement à obtenir que les accusés se chargent de fautes qu´ils n´avaient pas commises. Pourquoi surtout leur fallait-il persuader leurs accusés et le monde entier qu´ils demeuraient tout de même quelque part coupables. C´est Milosz qui le premier montre que, pour que ce mensonge devienne vérité, il était indispensable qu´il fût confirmé avec éclat par les victimes elles-mêmes. C´est l´aveu de l´accusé qui sacralise l´autorité du tyran. "Milosz a plongé ses regards dans les éclairs de la tempête, il a vu la gorgone de notre temps" (Gombrowicz).
Jean Daniel
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