sexta-feira, 23 de outubro de 2009

Lévinas Prisioneiro

Un événement! Assim celebra Aude Lancelin em matéria publicada em BibliObs sobre o lançamento na França de "Carnets de Captivité et Autres Inédits", de Emmanuel Lévinas. Publicado pela Grasset, o volume constitui o primeiro tomo das Oeuvres Complètes do célebre fenomenólogo de origem lituana, autor de livros marcantes como "De l´Existance à l´Existant" (Vrin, R$ 49,50) e "Quatre Lectures Talmudiques" (Minuit, R$ 52,25). A organização de "Captivité et Autres Inédits" ficou a cargo de Jean-Luc Marion. Leia em Le Livre Messager o texto de Lancelin (este texto também pode ser conferido no site da BibliObs - http://bibliobs.nouvelobs.com/20091022/15449/levinas-captif).

Aude Lancelin

Prisonnier de guerre, le philosophe lit Proust, Léon Bloy, et redécouvre sa judéité sous la surveillance des nazis. Ces Carnets inédits sont un événement

Engagé volontaire pour défendre une France qui vient de le naturaliser, l'adjudant Levinas est fait prisonnier à Rennes le 16 juin 1940. A 34 ans, le jeune émigré lituanien a déjà une fille et une œuvre en cours. Publié dix ans plus tôt, son premier livre, fruit de l'enseignement de Husserl et Heidegger qu'il est allé écouter à Fribourg, marque l'introduction de la phénoménologie en France. Peu le savent alors. La chose n'a cependant pas échappé à Raymond Aron qui conseillera à son «petit camarade» Jean-Paul Sartre la lecture de cet essai sur la théorie de l'intuition chez Husserl. On sait à quel point cet avis s'avérera judicieux. «L'Etre et le Néant», paru à Paris en pleine guerre, en est au fond le produit mutant. Mais tout cela, Levinas, prisonnier de guerre à proximité de Laval, puis en Allemagne jusqu'en 1945, l'ignore encore.

Sur les quatre années de captivité de l'auteur de «Totalité et Infini», on ne savait pas grand-chose. «L'injustifié privilège d'avoir survécu à 6 millions de morts» que celui-ci évoquera en 1966 dans un de ses plus beaux textes, «Honneur sans Drapeau», est une des causes de ce silence. Discret par tempérament, Levinas ne s'est jamais beaucoup épanché sur la dureté d'une condition de prisonnier lui ayant malgré tout permis d'échapper au génocide qui emportera ses parents et ses frères restés en Lituanie. Ces «Carnets de Captivité» et autres inédits décisifs, aujourd'hui publiés par Grasset et l'Imec, viennent donc combler la lacune qui entachait toute la compréhension de la genèse de la pensée levinassienne. Ils marquent aussi la fin probable de la terrible bataille familiaro-judiciaire ayant bloqué, depuis la mort du philosophe en 1995, la parution de ses œuvres complètes. Un deuxième recueil devrait paraître en 2010, ainsi que cinq autres dans les années à venir.

Les 500 pages d'inédits ici disponibles, pour la plupart rédigés au stalag mais couvrant en réalité la période allant de la fin des années 1930 jusqu'à la parution de «Totalité et Infini» en 1961, sont passionnants à plus d'un titre. «On y trouve à la fois tout Levinas, et un Levinas jamais tout à fait né, jamais tout à fait advenu», résume Bernard-Henri Lévy qui s'est démené durant des années pour rendre possible cet événement éditorial dont la direction scientifique a été confiée à Jean-Luc Marion par le fils du philosophe. Si les lecteurs de Levinas ne seront certes pas décontenancés par les notes de la dernière section, les «Carnets» initiaux recèlent, eux, de troublantes découvertes. Et d'abord ceci : qu'avant d'opter définitivement pour la philosophie Levinas envisagea longtemps une œuvre littéraire. «Triste Opulence» et «l'Irréalité et l'Amour» sont les deux titres qu'il prévoyait déjà pour ses romans futurs. Le premier d'entre eux, rebaptisé «Eros», le hantera jusqu'aux années 1960.

Commencé en mai 1940, ce dernier a justement pour thème la captivité. On trouve dans les notes préparatoires laissées par Levinas des descriptions extrêmement saisissantes de ce que fut pour lui, et pour tout un peuple peut-être, l'ampleur de la débâcle française. Non pas une simple défaite militaire, ni un renversement des valeurs, aussi traumatique soit-il, mais une expérience ontologique de dé réalisation complète. «La chute de la draperie», c'est-à-dire de l'officiel, selon l'image récurrente employée par Levinas, ne signe pas seulement la perte des illusions, mais la fin du sens. La défaite de la France, cette «immense stabilité», écrit-il, concerne aussi bien les gestes quotidiens que l'intimité à la langue. «Les choses se décomposent, perdent leur sens : les forêts deviennent arbres - tout ce qui signifiait forêt dans la littérature française disparaît.» Un monde s'est cassé, sans nul retour possible.

A la façon d'Anna Karénine, auquel Levinas consacre dans ses «Carnets» des lignes profondes, le prisonnier pourrait sombrer. «Sentir l'animalité en tout. L'inauthenticité, le mensonge, la complaisance.» Mais cette situation radicale est aussi vécue comme une respiration, une évasion. «La main sacrilège du gardien pouvait fouiller jusqu'à vos lettres et comme pénétrer dans l'intimité de vos souvenirs, écrit-il dans un texte de 1945. Mais nous avons découvert qu'on n'en mourrait pas. Nous avons appris la différence entre avoir et être. Nous avons appris le peu de choses et le peu d'espace qu'il faut pour vivre. Nous avons appris la liberté.» Ainsi Levinas décrit-il l'expérience collective d'une nouvelle amplitude de vie, loin des servitudes bourgeoises. Celle-là même que tentera au fond d'exprimer Sartre, à travers une phrase dont le scandale ne s'est pas dissipé : «Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande.» Il est vrai que ce dernier évoluait alors déjà à Saint-Germain, quand Levinas coupait du bois sous la surveillance des nazis, à quelques mètres de Bergen-Belsen. La proximité de réflexion des deux jeunes phénoménologues ne laisse pourtant pas de frapper tout au long de ces années.

Pour défendre le Français

Une chose les sépare cependant, qui n'a rien d'un détail. C'est au milieu des «prisonniers israélites» que Levinas vivra le temps suspendu de la guerre. Ceux-ci ne connurent certes pas l'horreur des camps de la mort. Quoique regroupés et séparés des autres, ils eurent eux aussi accès à des bibliothèques fournies où ces hommes parfois mûrs purent mener une sorte de vie monacale intense - «comme une période de collège», dira Levinas. Les Carnets du philosophe montrent d'ailleurs la richesse des lectures faites durant cette période, d'«Albertine disparue», roman proustien ici largement commenté jusqu'à Léon Bloy découvert avec ravissement. Au sujet des captifs juifs, tout se passait pourtant «comme si quelque chose se préparait pour eux, mais s'ajournait toujours», écrira Levinas. Si, pour le déporté, le martyre était immédiat, pour le prisonnier il était sans cesse remis à un horizon indéfini. Et c'est justement par ce délai douloureux que put se glisser la méditation, par tout ce que cette misère «avait de supportable, qu'elle a pu devenir une prise de conscience du judaïsme, germe possible d'une future vie juive que le déporté, lui, a connue comme torture, comme mort et comme Kidouche-Hachème».

On sait l'influence qu'aura ce tournant judaïque sur le futur auteur de «Lectures talmudiques». Pour l'heure, le jeune soldat qui dira s'être engagé «pour défendre le français», cette langue dans laquelle «on sent les sucs du sol», retrouve à tâtons les vieilles paroles liturgiques de l'enfance. Comme acculé à sa judéité, il y trouve autre chose que l'amertume de l'outrage. Il y retrouve «la saveur biblique de l'élection». Le soir, à la bougie, les hommes de son kommando sont de moins en moins réticents au fil du temps à se réunir pour dire ensemble ces prières juives, répétition inlassable d'une même croyance au triomphe du faible. Une issue heureuse auquel plus aucun ne croit pourtant, eux qui se sentent si isolés, si nus, si abandonnés, «si loin des causes de la guerre que les événements nous semblaient obéir comme à des hasards - comme les phénomènes météorologiques».

Un jour, les communiqués de défaite allemands se succéderont pourtant, l'espoir fou renaîtra. Voici que «les prières du soir reprenaient une autre signification, dira Levinas à la Libération. Après tant de détours, elles rejoignaient leur sens littéral. Oui, Dieu a aimé Israël d'un amour éternel». Jamais rien ne viendrait ternir «ces instants d'émerveillement incommunicable devant la vérité d'un texte auquel l'Univers tout entier vient, d'un seul élan, apporter confirmation». La mascarade lugubre touchait à son terme. Sa famille lituanienne entièrement décimée, restaient à Levinas sa femme et sa fille Simone, cachées durant la majeure partie de l'Occupation dans un couvent catholique de la région d'Orléans. Un autre homme était né cependant, qui fit le serment de ne plus remettre les pieds sur le sol allemand. Un nouveau philosophe aussi, qui, dans son explication avec la pensée occidentale, saurait désormais se souvenir de Jérusalem.

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