Mona Ozouf
En chacun de nous, en effet, existe un être convaincu de la beauté et de la noblesse des valeurs universelles, séduit par l´intention d´égalité qui les anime et l´espérance d´un monde commun, mais aussi un être lié par son histoire, sa mémoire et sa tradition particulières. Il nous faut vivre, tant bien que mal entre cette universalité idéale et ces particularités réelles.
Or, sous la plume véhémente des pourfendeurs du communautarisme, tous les vocables qui désignent celles-ci sont devenus suspects : identité, appartenances, racines et même cet enracinement où Simone Weil voyait le "besoin le plus important de l´âme humaine" évoquent pour eux la petitesse, l´étroitesse, l´enfermement, la servitude, voire la faute. À les en croire, le moi qui se laisse enfermer dans ses fidelités et sa mémoire singulières et fasciner par ses origines est non seulement un moi fermé à l´universel, mais qui doit renoncer aussi à l´authenticité, à la conquête de son "vrai" moi. Le corollaire de cette sentence est que la seule voie pour accéder à la liberté consiste à se dégager des appartenances. On ne peut devenir humain qu´en niant ce qui nous individualise et qu´au prix de l´arrachement à nos entours immédiats. C´est bien ce dont l´ecole française tâchait de persuader les petits Basques, Bretons ou Catalans : le renoncement à leur identité originelle, frappée d´une invincible infériorité, devait être le prix à payer pour leur émancipation.
Pareille conception, si on la pousse à son extrême logique, est vertigineuse, car elle tient que toutes les attaches sont des chaînes : la fidelité aux êtres qu´on aime, la pratique d´une langue, l´entretien d´une mémoire, le goût pour les couleurs d´un paysage familier ou la forme d´une ville, autant de servitudes. Dans ses versions les plus exaltées, elle voit dans toute détermination une limite et un manque. Mais que serait un individu sans déterminations ? Nous naissons au millieu d´elles, d´emblée héritiers d´une nation, d´une région, d´une familie, d´une race, d´une langue, d´une culture. Ce sont elles qui constituent et nourrissent notre individualité. Nul ne peut se former sans se référer à elles, et l´innovation elle-même comme la création doivent y trouver leur point d´appui. L´universalisme républicain exalte continûment l´individu désengagé, héroïquement liberté de tous ses liens. Encore faut-il les avoir noués pour pouvoir ensuite s´en défaire. Le discours intégriste des universalistes repose sur l´illusion d´une liberté sans attaches.
Ce qui nous oblige à nous défaire de cette illusion, c´est la pluralité de ces attaches. Je l´avais pour mon compte personnel trouvée dans le corbillon de mon enfance, mais chacun peut se prévaloir d´une expérience analogue. Les intégristes républicains d´aujourd´hui, en déclinant les appartenances multiples, territoriales, familiales, religieuses, professionelles, sexuelles, qu´ils baptisent si libéralement "communautarismes", et fustigent comme tels, font eux-mêmes l´aveu de cette pluralité. De fait, dans une societé de la division, de la contradiction, de la mobilité, aucune appartenance n´est exclusive, aucune n´est suffisante à assurer une identité, aucune ne saurait prétendre exprimer le moi intime de la personne, si bien qu´on peut se sentir à la fois français, breton, chercheur, fils, parent, membre d´un parti, d´une église, d´un syndicat ou d´un club. Chacun doit composer son identité en empruntant à des fidelités différentes.
Reconnaître la pluralité de ces identités, croisées, complexes, hétérogènes, variables, a plusieurs conséquences de grande importance. Pour commencer, la multiplicité s´inscrit en faux contre l´enfermement et la sécession identitaires. Dans un paysage aussi mouvant, l´identité ne peut plus être ce qu´on nous décrit comme une assignation à résidence dans une communauté culturelle immuable, une prison sans levée d´écrou. Rien ne serait plus néfaste, en effet, que devoir se considérer en toutes circonstances, et exclusivement, comme juif, breton, catholique, ou tout ce qu´on voudra, mais une telle contracture ne correspond en rien désormais à la réalité de nos vies.
La multiplicité, par ailleurs, nous interdit de considérer les identités comme passivement reçues. Certes, bien des groupes auxquels nous appartenons n´ont pas été volontairement élus par nous. Mais précisément : leur foisonnement même nous invite à ne pas les essentialiser, nous entraîne à les comparer, ménage pour chacun de nous la possibilité de la déprise ; car cette part non choisie de l´existence, nous pouvons la cultiver, l´approfondir, la chérir ; mais nous pouvons aussi en déprendre, la refuser, l´oublier. Même le moi qui s´engage conserve l´image du moi dégagé qu´il a été, qu´il pourrait redevenir : la possibilité du divorce est après tout la condition nécessaire du mariage heureux. L´appartenance alors n´a plus tout uniment le visage de la contrainte, elle n´est plus la marque autoritaire du collectif sur l´individu. Elle peut même être la signature de l´individu sur sa vie.
Composition Française
Retour sur une Enfance Bretonne
Mona Ozouf
Gallimard - Folio
Or, sous la plume véhémente des pourfendeurs du communautarisme, tous les vocables qui désignent celles-ci sont devenus suspects : identité, appartenances, racines et même cet enracinement où Simone Weil voyait le "besoin le plus important de l´âme humaine" évoquent pour eux la petitesse, l´étroitesse, l´enfermement, la servitude, voire la faute. À les en croire, le moi qui se laisse enfermer dans ses fidelités et sa mémoire singulières et fasciner par ses origines est non seulement un moi fermé à l´universel, mais qui doit renoncer aussi à l´authenticité, à la conquête de son "vrai" moi. Le corollaire de cette sentence est que la seule voie pour accéder à la liberté consiste à se dégager des appartenances. On ne peut devenir humain qu´en niant ce qui nous individualise et qu´au prix de l´arrachement à nos entours immédiats. C´est bien ce dont l´ecole française tâchait de persuader les petits Basques, Bretons ou Catalans : le renoncement à leur identité originelle, frappée d´une invincible infériorité, devait être le prix à payer pour leur émancipation.
Pareille conception, si on la pousse à son extrême logique, est vertigineuse, car elle tient que toutes les attaches sont des chaînes : la fidelité aux êtres qu´on aime, la pratique d´une langue, l´entretien d´une mémoire, le goût pour les couleurs d´un paysage familier ou la forme d´une ville, autant de servitudes. Dans ses versions les plus exaltées, elle voit dans toute détermination une limite et un manque. Mais que serait un individu sans déterminations ? Nous naissons au millieu d´elles, d´emblée héritiers d´une nation, d´une région, d´une familie, d´une race, d´une langue, d´une culture. Ce sont elles qui constituent et nourrissent notre individualité. Nul ne peut se former sans se référer à elles, et l´innovation elle-même comme la création doivent y trouver leur point d´appui. L´universalisme républicain exalte continûment l´individu désengagé, héroïquement liberté de tous ses liens. Encore faut-il les avoir noués pour pouvoir ensuite s´en défaire. Le discours intégriste des universalistes repose sur l´illusion d´une liberté sans attaches.
Ce qui nous oblige à nous défaire de cette illusion, c´est la pluralité de ces attaches. Je l´avais pour mon compte personnel trouvée dans le corbillon de mon enfance, mais chacun peut se prévaloir d´une expérience analogue. Les intégristes républicains d´aujourd´hui, en déclinant les appartenances multiples, territoriales, familiales, religieuses, professionelles, sexuelles, qu´ils baptisent si libéralement "communautarismes", et fustigent comme tels, font eux-mêmes l´aveu de cette pluralité. De fait, dans une societé de la division, de la contradiction, de la mobilité, aucune appartenance n´est exclusive, aucune n´est suffisante à assurer une identité, aucune ne saurait prétendre exprimer le moi intime de la personne, si bien qu´on peut se sentir à la fois français, breton, chercheur, fils, parent, membre d´un parti, d´une église, d´un syndicat ou d´un club. Chacun doit composer son identité en empruntant à des fidelités différentes.
Reconnaître la pluralité de ces identités, croisées, complexes, hétérogènes, variables, a plusieurs conséquences de grande importance. Pour commencer, la multiplicité s´inscrit en faux contre l´enfermement et la sécession identitaires. Dans un paysage aussi mouvant, l´identité ne peut plus être ce qu´on nous décrit comme une assignation à résidence dans une communauté culturelle immuable, une prison sans levée d´écrou. Rien ne serait plus néfaste, en effet, que devoir se considérer en toutes circonstances, et exclusivement, comme juif, breton, catholique, ou tout ce qu´on voudra, mais une telle contracture ne correspond en rien désormais à la réalité de nos vies.
La multiplicité, par ailleurs, nous interdit de considérer les identités comme passivement reçues. Certes, bien des groupes auxquels nous appartenons n´ont pas été volontairement élus par nous. Mais précisément : leur foisonnement même nous invite à ne pas les essentialiser, nous entraîne à les comparer, ménage pour chacun de nous la possibilité de la déprise ; car cette part non choisie de l´existence, nous pouvons la cultiver, l´approfondir, la chérir ; mais nous pouvons aussi en déprendre, la refuser, l´oublier. Même le moi qui s´engage conserve l´image du moi dégagé qu´il a été, qu´il pourrait redevenir : la possibilité du divorce est après tout la condition nécessaire du mariage heureux. L´appartenance alors n´a plus tout uniment le visage de la contrainte, elle n´est plus la marque autoritaire du collectif sur l´individu. Elle peut même être la signature de l´individu sur sa vie.
Composition Française
Retour sur une Enfance Bretonne
Mona Ozouf
Gallimard - Folio
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