sexta-feira, 4 de dezembro de 2009

Le Dernier des Moralistes

Pauline Sommelet


Il s´est éteint presque en secret, préférant sa dernière demeure, ces forêts sauvages du Barrois qu´il aimait tant, avec la discrétion qui lui était coutumière. Aussitôt les hommages ont afflué, impuissants à embrasser toutes les ramifications d´une oeuvre magistrale qui donna à l´ethnologie ses lettres de noblesse. Pour comprendre le terreau dans lequel s´enracine sa pensée foisonnante, il faut rappeler une enfance bercée para la musique (son aïel Issac Straus était chef d´orchestre), au coeur d´un foyer juif modeste. Agregé de philosophie, il est, déjà, fasciné par les objets, "points de contact avec le monde des cultures disparues", et par la géologie. Les années d´études l´introduisent au marxisme et à la psychanalyse, marquant durablement sa façon d´appréhender le monde sans pour autant étancher sa soif de "terra incognita" en matière d´exploration métaphysique: "L´ethnographie [...] tranquillise cet appétit inquiet et destructeur dont j´ai parlé, en garantissant à ma réflexion une matière pratiquement inépuisable, fournie par la diversité des moeurs, des coutumes et des institutions", écrit-il dans Tristes Tropiques, texte qui révèle au grand public en 1955, autobiographie intellectuelle d´une élégance rare, où l´on décèle l´influence d´écrivains aimés comme Chateaubriand, Rousseau et Proust.

C´est pourtant dès 1939, alors qu´il est agent de liaison sur la ligne Maginot, qu´il est saisi d´une intuition fondamentale en observant une boule de pissenlit, songeant qu´il y a sans doute des lois d´organisation à l´oeuvre derrière un "agencement aussi harmonieux, complexe et subtil". À l´époque, le jeune professeur a déjà effectué plusieurs missions de terrain auprès des Indiens Bororo et Nambikwara, dans les savanes du Brésil, où il a occupé la chaire de sociologie de l´Université de São Paulo. Lors de son exil à New York, durant la Seconde Guerre mondiale, il a la confirmation de ce pressentiment. "Je faisais du structuralisme sans le savoir", dit-il en parlant de sa rencontre avec le linguiste Roman Jakobson, qui met au jour les structures élémentaires du langage. Lui s´emploi à traquer les fameux "invariants" qui gouvernent aussi bien la vie intime des tribus Caduveo que celle des civilisations occidentales, comme la prohibition de l´inceste. En étudiant, avec une scrupuleuse objectivité, la pensée indûment qualifiée de primitive, dont il révèle au passage l´extrême complexité sociale et symbolique, il touche à ce qu´il y a d´universel dans l´humanité. Et la replace du même coup sur une scène beaucoup plus vaste que celle à laquelle se cantonnait jusqu´alors l´humanité hérité de la Renaissance.

Le savant est aussi un poète, capable de décrypter durant des volumes entiers les "mythologies" qui le fascinent. Le Cru et le Cuit, Du Miel aux Cendres sont autant d´études qui réhabilitent la "pensée sauvage", celle qui se refuse au divorce entre la sensibilité et la raison. Les sciences humaines en sortent puissamment revivifiées, disposant grâce à lui de "nouvelles lunettes pour déchiffrer les civilisations". L´anthropologue n´en manifeste pas moins, avec une prescience singulière, les travers du XXe siècle finissant, consommateur "boulimique des richesses concrètes de l´univers tout comme des richesses intellectuelles que nous absorbons avec une rapidité beacoup trop grande". Ainsi parlai-t-il, en juillet 1972, depuis sa retraite de Lignerolles. Parfois abusivement qualifié de misanthrope, il ne fuyait les tracas du monde que pour mieux sonder ses logiques les plus intimes, tel un artisan remettant sans cesse sur le métier ces "matériaux modestes dont il extrait quelques parcelles de vérité".

Fonte: Point de Vue, 3199, pg. 36

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